Faire sens au travail : comment sortir de la stupidité fonctionnelle ?
- Sylvain Guillet
- 4 mars
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 25 mars


Maître de conférence à l'IAE Lille, Fabrice Caudron est passionné par la pédagogie du management. Il expérimente de nombreuses méthodes dans le cadre de ses cours : design thinking, learning by game design, méthodes collaboratives, etc. En tant que chercheur, ce sont les pratiques innovantes et alternatives qui l'intéressent. |
En évoluant de plus en plus vers les métiers du conseil, en matière stratégique notamment, les cabinets comptables se classent parmi ce que certains chercheurs appellent les “entreprises à haute intensité de travail”.
Cela signifie que sur des périodes parfois étendues, la charge peut être très importante, amenant un dépassement important des horaires de travail standard.
Ces intensités de travail excessives sont à la source de problématiques RH connues : les risques psycho-sociaux (RPS).
Si la prévention de ces RPS relèvent de la responsabilité légale de l’employeur, il en est une dimension managériale souvent oubliée : la “stupidité fonctionnelle”. De quoi parle-t-on et comment y faire face ?
La stupidité fonctionnelle (SF), qu’est-ce que c’est ?
Lorsqu’un cabinet vit dans un sentiment d’urgence permanent, les collaborateurs sont entraînés dans une logique qui amène l’organisation à générer de plus en plus de dysfonctionnements : c’est le phénomène de la stupidité fonctionnelle.
L’absence de prise de recul : pressés par le temps, nous avons tendance à accepter l’existant sans le remettre en cause.
Nous avançons tête baissée, sans voir le mur approcher. Quand prenons-nous le temps de questionner l’évidence ou ce qui semble “normal” ? Quand prenons-nous par exemple le temps de lire et, au-delà, de méditer ce que nous venons de lire pour nous permettre de relativiser ce que nous visons au quotidien ?
La perte de sens : devenus incapables de questionner le bien-fondé de nos actes professionnels, nous perdons le sens même de notre métier.
Ce qui compte c’est que l’agenda soit rempli oubliant ainsi le sens premier du mot lui même : “ce qui doit être fait”. Dans d’autres circonstances, on privilégiera le respect de la procédure et du process à ce dont ce dernier est sensé contrôler la bonne exécution.
Quand disons-nous “stop, là, y a un problème ?” La stupidité fonctionnelle n’est pas un état, c’est processus : de la simple erreur ponctuelle aux dysfonctionnements répétés, il existe une échelle de la SF.
Pour en comprendre les ressorts, posons le problème sous un nouvel angle : comment développer notre potentiel de stupidité fonctionnelle ?
Développer son potentiel de stupidité fonctionnelle en 5 étapes
1.Qu’est-ce qui me motive dans le travail ? La motivation intrinsèque désigne les raisons -très personnelles - que l’on a de travailler. Il faut un certain attrait pour les délais impossibles à tenir et les périodes de surcharge pour tomber dans le piège de la stupidité fonctionnelle. Le syndrome du “bon élève”, du “perfectionniste anxieux” ou l’attirance pour la compétition peuvent y aider.
2. La motivation extrinsèque renvoie aux raisons externes de travailler. Celles-ci sont le plus souvent instrumentales, bien gagner sa vie par exemple. Si vous vous fixez pour objectif de devenir associé de votre cabinet à 30 ans et vice-président à 35, attiré par les bonus et le style de vie qui va avec alors vous avez une certaine prédisposition à la stupidité fonctionnelle. Ce n’est pas tant de volonté de réussir que d’instrumentalisation du travail source de notre construction identitaire, c’est, pour le dire autrement, assimiler les fins aux moyens.
3. Les normes organisationnelles correspondent à tout ce que le cabinet considère comme “normal” dans les processus de travail. Certains sont très utiles, d’autres beaucoup moins. Par exemple si, dans votre cabinet, l’usage est de répondre aux emails sous deux heures afin de se satisfaire les clients, on a affaire ici à une norme implicite : elle est partagée de façon plus ou moins consensuelle, sans être pour autant consignée par écrit dans le DUERP. C’est peut-être cela qu’on appelle “être corporate” ou, pour reprendre les termes de Salomon Asch
dans sa célèbre expérience, la tendance trop humaine au conformisme.
4. Le principe de réciprocité : c’est la logique du don/contre-don chez Marcel Mauss. Si quelqu’un m’a offert quelque chose, il en attend un retour. Refuser de donner, de recevoir ou de rendre la pareille signifie, dans une certaine mesure, une rupture des rapports sociaux. Ainsi en va-t-il des horaires de travail : « Je ne peux pas partir à 18 heures quand mon collègue reste jusqu'à minuit pour finir le boulot ».
5. L’attractivité des “big 4” dans le domaine du conseil ne se dément pas et pourtant beaucoup de leur collaborateurs ont l’impression de vivre dans une prison dorée. Notre identité personnelle au travail renvoie à l’image que nous nous faisons de nous même et la façon dont nous nous vivons en contexte de travail. Vous êtes un jeune talent et appréciez de passer une nuit blanche pour décrocher un gros contrat ? Vous aimez être perçu comme une “machine de travail” hyper-résistante au stress ? C’est une bonne base pour le développement de votre stupidité fonctionnelle à long terme.
Comment remédier à la stupidité fonctionnelle ?
Que l’on ne s’y trompe pas, stupidité fonctionnelle n’est pas systématiquement synonyme d’inefficacité ou de manque de performance pour l’entreprise. C’est de perte de sens et de manque de prise de recul dont on parle. Or, n’est-ce pas le sens des 28 propositions du projet “impulsion” initié par l’ANECS et le CJEC en décembre 2024, qui visent à
transformer la profession d’expert-comptable ?
La construction du sens au travail pousse les gens à soutenir l’action dans laquelle ils sont engagées. La perte de sens les désengage.
Au niveau collectif, les pistes de solution sont nombreuses : initier de véritables formations au management qui laissent la part belle au retour d’expérience et à la réflexivité, préserver des temps collectifs qui permettent le partage des savoirs, favoriser l’expression de la vision stratégique du cabinet par un processus d’émergence dans un contexte de fortes transformations ou encore soutenir la mise en place d’un cadre assurant la sécurité psychologique des collaborateurs.
Le syndrome du canard
Même si les solutions se situent d’abord à l’échelle de l’organisation et de son management, la vigilance individuelle s’impose.
A votre niveau, fonctionnez-vous comme un canard ? La métaphore a été inventée à Stanford, l’une des meilleurs universités de la planète sous la forme du “syndrome du canard” pour alerter les étudiants attirés par les réussites remarquables de la Silicon Valley voisine sur leur niveau d’engagement. Le canard donne l’impression de glisser sur l’eau sans effort alors qu’il palme frénétiquement pour avancer.
A quel moment vous délectez-vous du chemin parcouru en vous reposant sur la berge ?
Sources :
Alvesson, M. and Spicer, A. (2012), A Stupidity-Based Theory of Organizations. Journal of Management Studies, 49: 1194-1220 (2) Alvesson, M., & Einola, K. (2018). Excessive work regimes and functional stupidity. German Journal of Human Resource Management / Zeitschrift Für Personalforschung, 32(3/4), 283–296. https://www.jstor.org/stable/26905591 (3) Tige, S. (2022). Capitaliser et valoriser les savoirs: Les vraies pépites internes a l’entreprise. Afnor Editions. ISBN 9782128006102.
Weick, K. (1995), Sensemaking in Organization, Sage
https://studentaffairs.stanford.edu/focus-dont-be-duck-how-resist-stanford-duck-syndrome